Pie IX


Elu pape relativement jeune, à cinquante-quatre ans, par des cardinaux qui se préoccupaient surtout d’apporter une solution aux problèmes politiques de l’Etat pontifical, Pie IX a échoué complètement sur ce plan, mais il a, par contre, au cours d’un pontificat exceptionnellement long (1846-1878), influé de façon profonde et durable sur l’évolution interne de l’Eglise catholique.

Sans doute n’a-t-il pas réussi à adapter celle-ci à la profonde évolution qui transformait l’organisation de la société civile ni au renversement de perspectives que les progrès des sciences naturelles et historiques entraînaient pour certaines positions théologiques. Mais, quel que soit ce passif, qui est lourd, et malgré de nombreuses occasions manquées qu’on a beau jeu de relever a posteriori, il est indéniable que son pontificat s’est soldé par un large apport dans le domaine spirituel et pastoral et que c’est aussi au cours de ce pontificat que s’est précisé le mouvement de centralisation et d’uniformisation qui allait donner sa physionomie caractéristique au catholicisme jusqu’au IIème concile du Vatican.

Avant le pontificat

Giovanni Maria Mastai Ferretti naquit à Senigallia, dans les Etats pontificaux, d’une famille de petite noblesse. Ordonné prêtre en 1819, il se fit vite remarquer par sa piété et son zèle pastoral. Un voyage en Amérique du Sud (1823-1825) comme auditeur du délégué pontifical au Chili lui permit d’entrevoir à la fois les dimensions nouvelles des problèmes missionnaires et les difficultés que pouvaient susciter à l’Eglise des gouvernements libéraux à tendance régaliste. Nommé à la tête du diocèse de Spolète en 1827 puis transféré à Imola en 1832, il sut se faire apprécier des milieux acquis au double idéal libéral et national du Risorgimento par sa bonté à l’égard de tous ses diocésains, quelles que fussent leurs tendances politiques, et par son désir sincère de voir améliorer le régime suranné et policier de l’Etat pontifical. D’autre part, il n’était certainement pas resté insensible aux aspirations patriotiques italiennes.

Le conclave qui suivit la mort de Grégoire XVI (1er juin 1846) fut dominé par la situation politique interne de l’Etat pontifical. Les uns préconisaient l’élection de l’ancien secrétaire d’Etat Luigi Lambruschini en faisant valoir qu’avec lui l’appui de l’Autriche demeurerait acquis pour la répression des tendances révolutionnaires, mais d’autres estimaient nécessaire de faire quelques concessions à l’esprit du temps. Plutôt que Gizzi, tenu par beaucoup – d’ailleurs à tort – pour trop avancé, c’est Mastai, devenu cardinal en 1840, qui était le candidat préféré de ce second groupe. Dès le premier scrutin, il recueillit quinze voix contre dix-sept à Lambruschini, et les votes de ceux qui craignaient de voir ce dernier triompher se regroupèrent rapidement sur Mastai, de sorte que, dès le second jour du conclave, il atteignit la majorité requise des deux tiers.

La personnalité de Pie IX

Pie IX a été exalté par beaucoup comme un saint dès son vivant ; ses qualités d’accueil jointes à sa piété fervente et à sa force d’âme dans les épreuves contribuèrent notablement au développement d’une « dévotion au pape » dont les exagérations sont manifestes mais qui facilita singulièrement le ralliement enthousiaste de beaucoup à une direction de plus en plus centralisée de l’Eglise. Cependant Pie IX a été regardé par une autre partie de ses contemporains, y compris certains ecclésiastiques et des militants laïcs dont le dévouement à l’Eglise était indéniable, comme un autocrate vaniteux ou comme un fantoche peu intelligent manœuvré par des réactionnaires obtus. Entre ces deux images unilatérales et simplistes, et bien qu’on manque encore d’une bonne biographie critique, il est possible de dégager dès à présent quelques traits caractéristiques de cette personnalité complexe.

Pie IX a souffert d’un triple handicap. Il avait été atteint dans sa jeunesse d’une maladie de type épileptique et en conserva toujours une émotivité excessive ; celle-ci explique notamment ses fréquentes variations, en fonction du dernier avis entendu, ce qui l’a fait considérer parfois comme un homme hésitant, encore que, lorsqu’il estimait que son devoir était en jeu, il savait se montrer d’une fermeté inébranlable. D’autre part, comme la plupart des ecclésiastiques italiens de son âge, il avait dû se contenter d’études sommaires, et cette formation superficielle l’empêcha souvent de se rendre compte de la complexité des questions en cause ou de la relativité de certaines thèses à propos desquelles on le pressait de se prononcer. Ce défaut était partiellement compensé par la finesse italienne, et il savait apprécier avec bon sens des situations concrètes, du moins lorsqu’elles lui étaient présentées avec exactitude. Malheureusement, et ce fut là son troisième handicap, son entourage n’était pas toujours en mesure de l’éclairer à bon escient, car ses hommes de confiance étaient pour la plupart consciencieux et pleins de zèle, mais assez exaltés et trop souvent marqués par une intransigeance de théoriciens sans contact avec la mentalité contemporaine.

Toutefois, si les limites de Pie IX étaient réelles, et particulièrement regrettables chez un chef appelé de plus en plus fréquemment à trancher seul, il faut aussi lui reconnaître des mérites, loin d’être négligeables. D’abord, il était vraiment un homme simple et bon, d’une délicatesse qui avait des trouvailles exquises et des gestes charmants, ce qui, du reste, n’excluait pas une brutale franchise quand il le jugeait utile. D’autre part, la profondeur de ses sentiments religieux était indiscutable, même s’il attachait trop d’importance aux manifestations du merveilleux et s’il était facilement porté par sa confiance mystique en la Providence à ne voir dans les convulsions politiques où l’Eglise se trouvait impliquée qu’un nouvel épisode de la grande lutte entre Dieu et Satan, négligeant dès lors d’en faire une analyse technique un peu réaliste. Dès le début de son sacerdoce, à une époque où la plupart des jeunes prêtres romains songeaient surtout à réussir dans la carriera , il avait fait preuve d’un complet détachement à l’égard des honneurs ecclésiastiques. Devenu pape, il continua d’avoir pour souci dominant d’agir toujours en prêtre et en homme d’Eglise responsable devant Dieu de la défense des valeurs chrétiennes menacées. Ce n’est pas par ambition personnelle ni non plus par goût de la théocratie, par laquelle il fut moins tenté que ne le sera Léon XIII, mais pour des raisons essentiellement pastorales qu’il encouragea toujours davantage les progrès du courant ultramontain et ne cessa d’anathématiser de plus en plus violemment les principes du libéralisme.

La question romaine et l’antilibéralisme

Au début de son pontificat, Pie IX apparut – beaucoup plus qu’il ne l’était en réalité – disposé à composer, voire à prendre la tête du mouvement en faveur de l’unité italienne et des libertés constitutionnelles. Mais, après quelques mois d’une immense popularité, le mythe du « pape libéral » se dissipa au cours de la crise de 1848. D’abord on se rendit compte que, sincèrement désireux d’améliorer la situation de ses sujets par des réformes administratives, Pie IX répugnait par contre aux réformes politiques, craignant, s’il cédait à des laïcs quelque chose de sa royauté sacerdotale, de limiter l’indépendance spirituelle du Saint-Siège. Puis l’allocution du 29 avril 1848 rendit manifeste que, malgré ses sympathies pour la cause italienne, il n’accepterait jamais de jouer un rôle actif dans la guerre d’indépendance contre l’Autriche, incompatible à ses yeux avec la mission religieuse du père commun des fidèles. Les difficultés économiques et le manque d’habileté du pontife achevèrent de précipiter la crise : le 24 novembre 1848, Pie IX devait s’enfuir devant l’émeute et se réfugier à Gaète, en territoire napolitain ; quelques semaines plus tard, la république était proclamée à Rome. Le pape, soutenu par la diplomatie européenne, fut rétabli sur son trône grâce à l’intervention du corps expéditionnaire français du général Oudinot.

La restauration très réactionnaire qui suivit, sous la direction du cardinal Giacomo Antonelli, secrétaire d’Etat de 1848 à 1876, fut rendue plus impopulaire encore par la présence des troupes étrangères. Assurément, le petit peuple s’accommodait du gouvernement paternaliste du pape, qui put mettre à son actif un bon nombre de réalisations matérielles dont l’importance fut trop négligée par les historiens libéraux ; mais les classes cultivées étaient exaspérées par un régime qui ne laissait aucune responsabilité politique aux citoyens. Il ne fut pas difficile à Cavour d’exploiter cette situation et de procéder, à la suite de la guerre de 1859, à l’annexion de la Romagne (mars 1860), puis des Marches et de l’Ombrie au lendemain de la défaite de la petite armée pontificale à Castelfidardo (sept. 1860). Pendant dix ans, le soutien de Napoléon III, qui ne voulait pas exacerber le mécontentement des catholiques français, permit au pape de conserver Rome et ses environs. Mais, profitant de la guerre franco-allemande, les troupes italiennes occupèrent Rome le 20 septembre 1870. Pie IX, qui se regardait moins comme un souverain détrôné que comme le détenteur d’un bien dont il était responsable vis-à-vis de la catholicité tout entière, estima impossible de s’incliner devant le fait accompli et, après avoir refusé d’accepter la « Loi des garanties » que lui proposait l’Italie, il se considéra comme « prisonnier » au Vatican.

La sécularisation de l’Etat pontifical paraissait inévitable depuis des années, mais, préoccupé de maintenir la pleine indépendance spirituelle de la papauté, Pie IX, mal conseillé, ne comprit pas que le problème devait être posé sur de nouvelles bases. Non seulement le Saint-Siège, par sa hantise de la « révolution » qui menaçait l’existence de l’Etat romain, se solidarisa avec les gouvernements conservateurs dont l’appui lui semblait dans l’immédiat la garantie la plus efficace, mais en outre, constatant que c’était au nom de la conception libérale de l’Etat et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que la forme traditionnelle de l’Etat pontifical était attaquée, Pie IX multiplia les protestations contre les principes de 1789. Influencé par la philosophie politique de type traditionaliste qui était courante dans les milieux catholiques de l’époque, il fut incapable de faire le partage entre ce qui, dans les aspirations confuses de son temps, avait une valeur positive et préparait à long terme une plus grande spiritualisation de l’apostolat catholique, et ce qui impliquait des compromissions plus ou moins inconscientes avec des idéologies peu conformes à l’esprit chrétien.

La restauration religieuse et ses limites

Confondant le libéralisme avec le rationalisme antichrétien et la démocratie avec la révolution, ne comprenant pas, d’autre part, que c’était une impossibilité historique que de prétendre obtenir à la fois la protection de l’Etat et la pleine liberté de l’Eglise, à laquelle il tenait tant, Pie IX n’a pas réussi à adapter l’Eglise à la profonde évolution politique et sociale qui caractérise le XIXème siècle. Il n’a pas réussi non plus à donner l’impulsion intellectuelle nécessaire pour réagir efficacement contre les progrès du rationalisme et du positivisme. En abandonnant le contrôle des sciences ecclésiastiques à des esprits étroits qui se bornèrent à condamner les tendances nouvelles, il est pour une part responsable du retard pris par ces disciplines et l’on peut situer sous son pontificat le vrai départ de la crise moderniste.

Toutefois, incapable de prendre la direction des efforts d’adaptation de l’enseignement catholique au mouvement intellectuel contemporain, Pie IX a pourtant exercé un rôle doctrinal important, non seulement en définissant deux nouveaux dogmes, l’Immaculée Conception de la Vierge (1854) et l’infaillibilité pontificale (1870), mais plus encore par l’ensemble de ses encycliques, brefs et allocutions, où il ne cessa de rappeler les principes qui doivent commander la restauration chrétienne de la société. L’encyclique Quanta cura   (1864) et le Syllabus errorum  qui l’accompagnait, objet de vives discussions, occupent une place particulière dans cet ensemble qui aurait dû être couronné par les décrets du concile du Vatican. Mais celui-ci, ouvert le 8 décembre 1869, fut interrompu par la guerre après que la majeure partie de son activité eut été absorbée par la discussion longue et passionnée des prérogatives pontificales. Une importante constitution sur les rapports entre la raison et la foi avait cependant pu être votée en avril, très caractéristique de l’aspect positif de l’œuvre de Pie IX, qui marque un net souci de centrer à nouveau la pensée chrétienne sur les données fondamentales de la Révélation.

Plus important encore est l’effort parallèle poursuivi par Pie IX en vue d’améliorer la qualité de la vie catholique moyenne. Le résultat le plus notable de ce long pontificat fut sans doute l’accélération du courant de dévotion populaire et de spiritualité sacerdotale qui s’était amorcé au lendemain de la crise révolutionnaire, et l’on peut affirmer que Pie IX y a lui-même notablement contribué. C’est précisément parce qu’il croyait indispensable à la réussite de cette œuvre de restauration chrétienne une attitude intransigeante qu’il se força, malgré ses tendances personnelles à la conciliation, à répéter sans cesse, et avec un manque regrettable de nuances, un certain nombre de principes qui constituent la substance de son enseignement doctrinal.

Par ailleurs, au cours des trente-deux années du pontificat de Pie IX, l’Eglise s’est développée et affermie extérieurement. L’expansion missionnaire s’est poursuivie dans les cinq parties du monde, parallèlement à l’expansion coloniale européenne, et l’immigration catholique a eu pour conséquence le développement de nouvelles Eglises pleines d’avenir au Canada, en Australie et surtout aux Etats-Unis, sans parler de l’Amérique latine (206 nouveaux diocèses et vicariats apostoliques furent érigés entre 1846 et 1878), tandis que d’anciennes Eglises qui vivaient depuis la Réforme dans des conditions précaires étaient réorganisées : en Angleterre et aux Pays-Bas, où la hiérarchie épiscopale fut rétablie (1851 et 1853), et surtout en Allemagne, où le Kulturkampf mit en relief la vitalité d’une Eglise appuyée toujours davantage sur le Saint-Siège.

En même temps qu’elle s’étendait quantitativement, l’Eglise catholique se resserra en effet davantage autour du pape. Les progrès constants du mouvement ultramontain, qui fut solennellement sanctionné par le Concile du Vatican, constituent l’un des traits les plus marquants du pontificat de Pie IX. Ils n’allèrent pas sans résistance et provoquèrent d’amers regrets chez ceux qui appréciaient les avantages du pluralisme dans les Eglises locales et redoutaient de voir l’épiscopat, sinon absorbé dans la papauté, du moins mis en tutelle par la Curie romaine. Mais, si Pie IX encouragea le mouvement autant qu’il le put, c’est que celui-ci lui apparaissait à la fois comme la condition de la restauration de la vie catholique là où les interventions gouvernementales dans la vie des Eglises menaçaient d’étouffer le zèle apostolique, et comme le meilleur moyen de regrouper toutes les forces vives du catholicisme pour réagir contre la vague montante du libéralisme antichrétien.

Le triomphe de l’ultramontanisme, facilité par le prestige énorme, supérieur à celui d’aucun de ses prédécesseurs, dont Pie IX jouissait auprès des masses catholiques, déclencha la réaction des gouvernements, mécontents de voir le clergé local s’affranchir de leur emprise, d’autant plus que parallèlement les compromissions avec les régimes conservateurs, soulignées par de fracassantes condamnations du libéralisme, dressaient contre Rome les partis de gauche. Les dernières années du pontificat furent assombries de la sorte par de nombreux conflits et, au moment de la mort de Pie IX (7 févr. 1878), l’Eglise catholique paraissait à première vue très isolée face à une opinion publique hostile. En réalité, elle ne s’était pas seulement consolidée intérieurement, mais en outre, au moment où la disparition de l’Etat pontifical éliminait la papauté de l’échiquier diplomatique, elle avait commencé à devenir « une grande puissance mondiale dont toute politique doit tenir compte » (H. Marc-Bonnet). On ne devait pas tarder à s’en apercevoir dès le début du pontificat de Léon XIII.



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